J’ai vu récemment le documentaire Pray away diffusé par Netflix. Un documentaire réalisé par Kristine Stolakis qui raconte l’histoire d’Exodus International, une association américaine, créée en 1976, qui promouvait et organisait des thérapies de conversion pour des milliers de personnes jusqu’en 2014. Cette association religieuse d’homosexuels et de lesbiennes, qui prétendaient ne plus l’être, promettait qu’il était possible de changer à d’autres homosexuels et d’autres lesbiennes qui n’arrivaient pas à s’accepter. Outre-atlantique, ces pratiques sont autorisées dans 22 États, et le phénomène concernerait 700 000 victimes.

En voyant ce documentaire j’ai été frappé : cette association religieuse et ses porte-paroles ne tenaient pas un discours religieux, leur entreprise n’était pas appuyée par un discours théologique comme on aurait pu le penser, mais par un discours psychanalytique.


La bande-annonce du glaçant documentaire ‘Pray Away’. 

Il ne s’agissait pas tellement de délivrer ces homosexuels du péché, du démon ou du diable, que de les soigner d’une chose qui se serait passée dans l’enfance et qui serait le principe d’explication pour comprendre pourquoi certains et certaines sont devenus des dissidents et dissidentes de l’ordre hétérosexuel.

Récemment le sujet des thérapies de conversion a été très présent dans l’actualité en France, il y a même un projet de loi examiné par le Parlement ce mois d’octobre, pour tenter d’interdire ces « thérapies » toujours pratiquées en secret. Il a souvent été question des dérives sectaires, et des organisations religieuses, et pour cause c’est souvent dans ces organisations que se déroulent ces « thérapies », pour ne pas dire ces tortures, mais il faut aussi nous pencher sur le discours et les principes théoriques qui structurent ces pratiques. Il faut nous pencher sur la psychanalyse.

La famille hétérosexuelle et l’enfance comme seule vérité

Dans le documentaire apparaît un certain Michael Busse, un des créateurs d’Exodus, – qui a depuis quitté Exodus et qui lutte aujourd’hui contre les organisations pratiquant les « thérapies » de conversion. Il déclare à un moment du film : « À Exodus, l’explication de la raison pour laquelle vous étiez gay est que vous avez dû être traumatisé dans votre enfance. Soit par des abus directs, des agressions sexuelles, des abus physiques de la part des parents, soit par des pratiques parentales inadéquates ou toxiques. Si vous pouvez résoudre ces problèmes parentaux, alors votre hétérosexualité innée émergera ».

On voit que c’est la vision du monde proposée par la psychanalyse qui est en jeu ici, et pas du tout une vision religieuse du monde. Là où on s’attendrait à ce qu’une organisation religieuse prétende que l’homosexualité de certains s’expliquent par le fait qu’ils se sont éloignés de Dieu et de la prière et donc tentés par le péché, c’est tout à fait autre chose qu’on observe : une organisation religieuse qui parle comme les lacaniens.

Une omniprésence du champ lexical de la psychologie

Il y a dans le documentaire, et dans les archives vidéos qui nous sont données à voir, une omniprésence du champ lexical de la psychologie et du soin, l’homosexualité y est vue comme un trouble du comportement, qui ne peut se soigner que via une relecture de l’enfance par le prisme de la psychanalyse – car c’est dans l’enfance et dans le rapport aux parents que résiderait la vérité de qui nous sommes et non pas dans les structures du monde social qui produisent les habitus.

Le sociologue et philosophe Didier Eribon consacre plusieurs chapitres de son livre Une morale du minoritaire à la psychanalyse et les fondements homophobes et sexistes qui la soutiennent. On peut lire dans le chapitre Freud et les aberrations sexuelles : « Ce qui est certain pour Freud, c’est qu’il y a une ‘psychogénèse’ de l’homosexualité, et qu’il faut en rendre compte. Et, bien sûr, c’est toujours au  « complexe d’Œdipe » que cette ‘psychogénèse’ est rapportée, ce qui montre à quel point l’édifice théorique tout entier de la psychanalyse repose sur la structure familiale hétérosexuelle traditionnelle entérinée comme si elle était au fondement des principes universels du fonctionnement du psychisme humain et de l’organisation de la psyché ».

Exodus International, explique l’homosexualité, déjà constituée comme problème là où l’hétérosexualité est présentée comme la norme.

Et c’est un tel discours que l’on retrouve dans les récits livrés au fil du film Pray away, où toute une entreprise, Exodus International, explique l’homosexualité, déjà constituée comme problème là où l’hétérosexualité est présentée comme la norme.

Il est frappant de voir les similitudes entre les discours que tenaient les porte-paroles d’Exodus et les passages des écrits du psychanalyste Jacques Lacan que Didier Eribon analyse dans son livre, comme par exemple quand Lacan écrit : « Je crois que la clef du problème concernant l’homosexuel est celle-ci : si l’homosexuel, dans toutes ses nuances, accorde une valeur prévalente à l’objet béni au point d’en faire une caractéristique absolument exigible du partenaire sexuel, c’est en tant que, sous une forme quelconque, la mère fait la loi au père. », ou encore quand Lacan écrit : « Un grand nombre d’effets psychologiques nous semblent relever d’un déclin social de l’imago paternelle. ».

Sean, un des survivants d’Exodus, témoigne de la manière dont on l’a forcé à dire qu’il avait été agressé sexuellement quand il était jeune et que c’était pour cela qu’il était homosexuel

Et c’est à ce genre de discours qu’étaient confrontés les minoritaires sexuels au sein d’Exodus, au fait qu’ils étaient trop proches de leur mère, ou bien que leur père n’était pas assez viril, ou encore la mère était beaucoup trop virile, et tous les jours on leur faisait parler de leur enfance en leur affirmant que dans cette enfance se trouvait la source de leur anormalité.

L’intellectuelle féministe lesbienne Monique Wittig écrivait dans La pensée straight à propos de Lacan : « Pour moi il n’y a aucun doute que Lacan a trouvé dans ‘l’inconscient’ les structures qu’il dit y avoir trouvé puisqu’il les y avait mises auparavant ». Et à propos des organisations comme Exodus je dirais qu’à la manière de Lacan ils ont trouvé dans l’inconscient des minoritaires sexuels, qu’ils torturaient psychologiquement, les structures qu’ils y avaient mises auparavant.

Comme Sean, un des survivants d’Exodus, qui témoigne de la manière dont on l’a forcé à dire qu’il avait été agressé sexuellement quand il était jeune et que c’était pour cela qu’il était homosexuel, et que Dieu ne le guérira  jamais – voyez comme le champ lexical du soin est encore ici utilisé, Sean et tous les autres comme lui ne seront pas délivrés (d’un péché, d’un mal, du diable) mais guéris – s’il n’admet pas qu’il a été agressé sexuellement dans son enfance.

Le témoignage poignant de Sean est à retrouver à partir de 3 minutes 25 secondes. 

« Psychanalyse partout, justice nulle part »

« Psychanalyse partout, justice nulle part », c’est ce qu’avait déclaré Didier Eribon dans le podcast  Ombres Blanches. De fait la psychanalyse est partout, elle ne se limite pas au pratique des « thérapies » de conversion, et des organisations comme Exodus. Lors du mariage pour tous, et plus récemment avec les débats autour de la PMA, nous étions constamment confrontés au discours psychanalytique, et à l’obsession du développement psychologique de l’enfant et à tous les mythes qui y sont attachés.

Les organisations comme la Manif Pour Tous ne tenaient pas d’autres discours que celui de la psychanalyse. C’était des expressions comme « le développement normal de l’enfant » ; « Un papa, une maman, on ne ment pas aux enfants » ; « Un enfant a besoin du pôle maternel et du pôle paternel pour bien se développer ». Tout cela est tout sauf un discours religieux.

Pourquoi des religieux parlent comme des psychanalystes ?

On a beaucoup parlé de ces manifestants réactionnaires comme des catholiques de droite, ce qu’ils étaient souvent, et il est certain que pour beaucoup aller manifester contre les droits des couples homosexuels c’était lutter contre ce qui était abject selon leur Dieu, mais ils ne s’exprimaient pas dans un langage religieux.

Il ne s’agit pas pour moi de dire qu’il n’existe pas d’organisation religieuse qui par un discours théologique, religieux, attaque les personnes LGBT, mais de poser la question : Pourquoi des religieux parlent comme des psychanalystes ?


En 2013, des milliers de personnes ont défilé dans les rues face au mariage pour tous, regroupés derrière le groupe de La Manif pour Tous. 

Le politologue Bruno Perreau, invité en 2018 dans l’émission La Suite dans les idées pour la parution de son livre Qui a peur de la théorie queer ?, nous apporte une clef d’explication lorsqu’il disait à propos des manifestants de la Manif Pour Tous : « Il y a deux choses importantes à examiner, d’abord la stratégie même de ces mouvements réactionnaires, c’est-à-dire, le fait plutôt que d’utiliser des arguments théologiques dans le débat public, qui n’auraient pas été très efficaces dans une société qui se conçoit comme sécularisée, de s’adosser à des rhétoriques déjà présentes sur le territoire français. Par exemple la rhétorique du risque environnemental transférée sous forme de risque social avec la notion d’écologie humaine. Et puis évidemment l’anti-américanisme ».

En France, ni la Manif pour tous ni les Églises n’ont utilisé d’arguments religieux, mais une rhétorique empruntée à la psychanalyse et à l’anthropologie

Ces rhétoriques déjà présentes sur le territoire français c’est le discours de la différence des sexes. Si les religieux ne parlent pas comme des religieux c’est parce que leur discours n’est pas aussi efficace qu’ils le voudraient, mais aussi est surtout parce qu’ils n’avaient pas besoin de le faire comme le montre Daniel Borrillo dans son texte : « Les droits LGBTI et le conservatisme de gauche », tiré de LGBT+ : archives des mouvements LGBT+, une histoire des luttes de 1890 à nos jours, d’Antoine Idier.

Borrillo écrit : « La crainte de l’indifférenciation des sexes, la panique morale manifestée en 2013 par des mouvements réactionnaires était la même que celle exprimée par les experts mobilisés par la gauche socialiste à la fin des années 1990 et lors du mariage de Bègles célébré par Noël Mamère en 2004. L’invocation par des experts des ‘invariants anthropologiques’, du ‘sens commun’, de ‘l’identité sexuée’, des ‘montages anthropologiques’ et de l’‘altérité sexuelle’, ressemble de manière troublante à la stratégie discursive élaborée par le Vatican contre l’‘idéologie du genre’. […] Si bien qu’en France, ni la Manif pour tous ni les Églises n’ont utilisé d’arguments religieux, mais une rhétorique empruntée à la psychanalyse et à l’anthropologie selon laquelle la différence des sexes est à la fois une condition sine qua non de la parenté et le soubassement de la nature humaine ».


La réalisatrice évoque les entretiens individuels pratiqués par Exodus qui ressemblent étrangement à une thérapie psychologique clasique. 

Pourquoi les religieux parleraient-ils comme des religieux quand ils ont à portée de mains une idéologie réactionnaire se donnant des airs de science et qui est reconnue aussi bien de la droite que la gauche  institutionnelle. « La Manif pour tous n’a nullement eu besoin de la Bible : les concepts produits par les conservateurs de gauche lui ont suffi », nous dit Daniel Borrillo. Les religieux ne parlent plus de risque divin – contrarier la volonté de Dieu et être exposé à sa colère – mais de risque pour l’enfant et donc pour l’humanité qui sera constituée de cette génération élevée par des homosexuels. On se demande qui pense à l’enfant gay, lesbien, bi ou trans qui chaque jour les voyaient manifester contre ce qu’il ou elle était.

Les psychanalystes, les psychologues et leur vision hétérosexiste du monde étaient omniprésents lors des débats sur le mariage pour tous et sur la PMA.

On peut lire dans Les Anormaux, cours de 1974-1975 de Michel Foucault : « La psychiatrie fonctionne – au début du XIXe et tard encore au XIXe, peut-être presque jusqu’au milieu du XIXe siècle – non pas comme une spécialisation du savoir ou de la théorie médicale, mais beaucoup plus comme une branche spécialisée de l’hygiène publique. […] C’est comme précaution sociale, c’est comme hygiène du corps social tout entier, que la psychiatrie s’est institutionnalisée (ne jamais oublier que la première revue en quelque sorte spécialisée dans la psychiatrie en France, c’étaient les Annales d’hygiène publique). ».

Ce que disait Foucault sur la psychiatrie est aujourd’hui valable pour la psychanalyse – et dans une certaine mesure encore valable pour la psychiatrie. C’est comme hygiène du corps social hétérosexuel que fonctionne la psychanalyse. Toujours dans Ombres Blanches Didier Eribon soulignait le fait qu’à chaque fois qu’une loi bioéthique était débattue à l’Assemblée, un psychologue de l’enfance était invité comme expert des risques sociaux que pourraient engendrer ces lois. Les psychanalystes, les psychologues et leur vision hétérosexiste du monde étaient omniprésents lors des débats sur le mariage pour tous et sur la PMA.

Pour une sociologie libératrice

Revenons sur Exodus un moment. Paradoxalement Exodus, une organisation qui a fait tant de mal à de nombreux minoritaires sexuels, est née de la volonté d’un homosexuel, Michael Busse, de créer un groupe pour les homosexuels chrétiens qui comme lui vivaient difficilement leur sexualité. Mais enfermés dans les discours religieux et psychanalytiques, lui et tous ceux qui l’ont suivi n’ont pas vu que mal vivre leur sexualité s’expliquait par le fait qu’elle avait déjà été constituée comme problème, problème religieux et problème psychanalytique.

Et donc au lieu de comprendre les sources de leur mal-être ils ont été contraints d’essayer d’expliquer les « causes » de leur homosexualité, reprenant et réaffirmant à leur tour la constitution de leur propre sexualité comme un problème. Michael Busse, comme beaucoup d’autres, s’est donc présenté pendant plusieurs années comme ex-gay, ayant enfin trouvé dans son enfance les causes parentales de sa perversion, et s’en étant enfin libéré, grâce à ses nombreuses prières et ses nombreuses rencontres avec des psychologues qui ont résolu son trouble du comportement, à savoir son homosexualité. Michael Busse, constatant que sa ‘perversion’ était malgré tout encore là, s’est résolu à accepter la vérité : sa sexualité ne peut pas être changée et toutes les actions d’Exodus sont abjectes. Il a donc créé un groupe d’ex-ex-gay, constitué de ceux et celles qui ont souffert du mensonge qu’Exodus répétait.

Il est certain que ces vies auraient été plus douces, car c’est l’étude de la domination masculine et la domination hétérosexuelle qui les aurait libérés.

Qu’aurait été la vie de Michael Busse, de Sean, de tant d’autres aux États-Unies comme en France et partout ailleurs si la psychanalyse n’avait pas la place qu’elle avait, et si la sociologie et les études gays et lesbiennes avaient la place qu’on accorde aujourd’hui à la psychanalyse ? Il est certain que ces vies auraient été plus douces, car c’est l’étude de la domination masculine et la domination hétérosexuelle qui les aurait libérés.

C’est en essayant de comprendre les sources de leur mal-être dans l’analyse des stigmates qui sont accolés aux sexualités minoritaires que les vies de nombreux minoritaires sexuels seront plus douces. Reprocher à Michael Busse et à tous les dirigeants d’Exodus International, dont nombreux et nombreuses étaient gays et lesbiennes, tout le mal qu’Exodus a fait, serait protéger les vrais coupables : l’ordre religieux et psychanalytique.

L’ordre religieux et psychanalytique – et donc l’ordre hétérosexuel – ont produit des minoritaires sexuels honteux qui, colonisés par le discours psychanalytique – discours qui les emprisonne –, en sont devenus les porte-paroles et ont détruit les vies de bon nombre de personnes ainsi les leurs. Cycle de violence sans fin.

À la psychanalyse qui nous dit que c’est dans l’enfance et dans le rapport avec nos parents – tenus d’être un père viril et une mère féminine sans quoi leur enfants deviendront des anormaux – il faut opposer une analyse des structures sociales qui nous agissent. Refuser les problèmes que la psychanalyse nous pose, et nous poser nos propres questions. Non pas, « Pourquoi les homosexuels sont-ils homosexuels ? », mais plutôt « Pourquoi les homosexuels sont-ils stigmatisés ? ». C’est la sociologie des structures de domination qui rendent nos vies impossibles qui nous libérera.

Miguel Shema

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