Sandrine entend encore ses menaces. Elles tournent en boucle dans sa tête. « Tu vas crever, finir sous terre, balafrée. Si je n’ai pas le petit, je te préviens, tu ne l’auras pas non plus. » Un an de violences, sept plaintes et deux audiences plus tard, la trentenaire se retrouve pourtant à devoir emmener son fils de 14 mois pour qu’il passe du temps avec son père, dans un espace dédié. « À chaque visite, j’étais tétanisée, je me demandais : comment est-ce possible d’avoir rendez-vous deux fois par mois pour emmener mon fils à l’homme qui veut me tuer ? »
Sandrine a 32 ans lorsqu’elle apprend sa grossesse. Son conjoint devient alors de plus en plus possessif. « Il voulait tout savoir, mes moindres faits et gestes. J’étais pour lui un utérus sur patte, ça devenait invivable. » Au bout de trois mois de grossesse, elle décide d’acter la séparation. La naissance de leur fils « ne fait qu’amplifier sa violence ». « Il débarquait chez moi à n’importe quelle heure, il me disait : “C’est mon fils, je fais ce que je veux.” » Un jour, il tente d’entrer de force par sa fenêtre en rez-de-chaussée. Sandrine finira avec une plaie de deux centimètres à la tête, les bras couverts de bleus et sept jours d’ITT (incapacité totale de travail).
Condamné pour violences conjugales, c’est lors d’une audience en appel que son ex-conjoint parvient à obtenir un droit de visite médiatisé. Leur fils a alors à peine plus de 1 an. La juge aux affaires familiale (JAF) considère ainsi que le maintien des liens avec son père est bénéfique pour leur enfant. Les deux pourront ainsi se voir dans un lieu neutre, en présence d’un tiers, qu’il ou elle soit psychologue, travailleur ou travailleuse sociale, médiateur ou médiatrice familiale. Sandrine est d’abord orientée par le tribunal de Bobigny vers le Ceraf du XVIIIᵉ arrondissement de Paris.
« Notre travail, c’est de permettre le maintien des liens, mais aussi d’amorcer une réflexion sur ce qui a conduit en espaces de rencontre. La sécurité que l’on offre dans ces espaces doit pouvoir permettre aux enfants de dire à leur père à quel point ils ont eu peur et mal », développe Béatrice Périn, directrice du Ceraf. Comme les 214 espaces de rencontre que compte l’Hexagone, cette association de médiation familiale agréée par la préfecture est financée principalement par la Caisse d’allocations familiales (CAF). Comme tout le secteur du travail social, le Ceraf est confronté à des difficultés de recrutement et débordé par le nombre d’ordonnances prononcées.
La moitié des féminicides perpétrés lors du droit de visite
En Seine-Saint-Denis, ces espaces de rencontre voient le jour après une étude de 2008, menée par l’Observatoire des violences envers les femmes et le parquet. Sur les 24 féminicides survenus en trois ans dans le département, la moitié a eu lieu à l’occasion du droit de visite du père violent. « C’est sûr que j’ai cru à plusieurs reprises que j’allais y passer. Je l’avais même dit aux policiers qui refusaient de prendre ma plainte, que je ne pourrais pas revenir le lendemain, car je serais peut-être morte », retrace Sandrine.
Ces espaces de rencontre sont formalisés par un décret de 2012, « pour sécuriser l’exercice du droit de visite dans un contexte de violence conjugale ». Ils n’en restent pas moins une épreuve pour des femmes encore traumatisées par des années de violences. « Les femmes nous parlent souvent de l’insécurité qu’elles ressentent de laisser leurs enfants avec un homme violent », confirme Béatrice Périn, la directrice du Ceraf, qui compte trois lieux de rencontre (à Paris, à Chelles et à Aulnay). « Il n’a jamais été violent avec notre fils, mais j’avais peur qu’il lui fasse du mal psychologiquement », admet Sandrine.
« Ces lieux ne sont pas toujours bien pensés pour l’accueil des mamans, mais normalement les associations doivent être hypervigilantes pour que les deux ne se croisent pas », assure Cendra Leblanc, représentante du syndicat de la magistrature. Malgré les quinze minutes de battement prévues pour éviter tout contact, Sandrine tombe à plusieurs reprises sur son ex-conjoint. « Je refusais de déposer mon fils comme si c’était un colis, alors j’ai demandé à arriver la première et à pouvoir rester un peu avec lui dans les lieux. De toute façon, je me disais que s’il avait vraiment envie de me tuer, il passerait à l’acte coûte que coûte. »
Comme aucune salle n’est prévue pour accueillir les mères le temps de ces visites, Sandrine improvise : « La première fois, je suis restée à côté de la porte pendant une heure, je n’arrivais pas à m’éloigner du centre tellement j’avais peur pour mon fils. Puis les fois suivantes, j’allais pleurer sur un banc ou à un arrêt de bus. Quand les visites se sont mises à durer trois heures, j’ai commencé à aller patienter à la médiathèque d’à côté. »
Cinq heures de trajet pour une heure de visite
Après le Ceraf de Paris, c’est avec l’APCE 93 que Sandrine et son ex-conjoint signent un contrat pour poursuivre ces visites. Deux samedis par mois, la trentenaire se retrouve à emmener son fils à La Courneuve puis à Tremblay-en-France. « Là, c’était vraiment un calvaire. Avec la poussette, j’étais obligée de faire le trajet en bus, j’en prenais quatre différents, ça nous prenait cinq heures aller-retour pour une heure de visite ! » Sandrine est amère : « Pendant ces quatre années de médiation, personne ne m’a jamais demandé si je travaillais le samedi, si j’étais véhiculée, si je n’habitais pas trop loin, si ce n’était pas trop galère pour mon bébé. »
Pendant ces longues heures d’attente, Sandrine rencontre Essia*. Les deux femmes font connaissance « à l’arrêt de bus devant le centre ». Essia a la trentaine ; elle est originaire de l’Île-de-France mais a vécu plusieurs années à Lille. Ses trois enfants sont nés là-bas. Pendant cinq ans, elle subit la violence de son ex-conjoint. En 2019, après plusieurs plaintes et un certificat médical faisant état de 11 jours d’ITT, elle parvient à fuir avec ses trois enfants et à rentrer dans sa famille, en région parisienne.
En 2020, le JAF du tribunal de Lille accorde un droit de visite médiatisé au père de ses enfants. C’est alors à elle que revient la charge des trajets. « Chaque fois, c’était pareil, je ne dormais pas de la nuit, je me réveillais à l’aube, je préparais un pique-nique, j’empruntais la voiture de mes parents et je me mettais en route pour Lille avec mes enfants qui avaient tous moins de 5 ans, la boule au ventre », relate Essia.
Au bout d’un an, Essia saisit le juge pour demander à ce que les visites médiatisées aient lieu en Île-de-France. « Je travaillais, mais comme il ne me versait pas de pension alimentaire, je ne pouvais plus assumer le coût d’un tel trajet deux fois par mois », explique-t-elle. Entre l’essence et le péage, elle débourse environ 250 euros par mois pour les 1 000 kilomètres qu’elle doit faire pour honorer ces visites. Le juge accepte finalement et Essia signe un contrat avec l’APCE 93.
Les deux femmes s’accordent très vite pour dénoncer le danger que ces mesures font peser sur les mères mais s’indignent aussi du manque de considération des enfants. « On les fait venir dans des espaces d’à peine 30 mètres carrés, avec des murs blancs, glacials, sans dessin aux murs, sans aucun jouet. Ce ne sont pas des conditions pour accueillir un enfant ! Pour la crèche, il y a bien une période d’adaptation, pourquoi pas pour ces espaces de rencontre ? », s’interroge Sandrine.
4 millions d’enfants confrontés aux violences conjugales
Et les deux femmes de questionner : un homme violent peut-il être un bon père ? En France, environ 4 millions d’enfants seraient confrontés aux violences conjugales, selon le collectif #NousToutes. Le décret du 23 novembre 2021 leur a permis de passer du statut de témoin à celui de victime. Mais la protection des enfants peut-elle être effective quand 72 % de plaintes pour violences conjugales sont classées sans suite ? Depuis le début de l’année 2024, au moins 67 enfants sont devenus orphelins à la suite d’un féminicide.
« Les premiers temps, ma plus grande fille était terrorisée à l’idée de voir son père sans moi. Elle est encore pleine de traumatismes. Elle a assisté à tout, elle se rappelle encore certaines scènes que moi-même j’ai oubliées, sans doute par instinct de survie », constate Essia.
En France, les condamnations pour violences conjugales ne suspendent pas automatiquement les droits de visites, « tout dépend du lien que monsieur a créé avec ses enfants », explique Cendra Leblanc, qui a longtemps été juge des enfants. « Ce n’est pas simple pour un juge de décider de couper des liens, car on ne sait pas si cela ne va pas être définitif et dommageable pour l’enfant. Mais on doit aussi avoir en tête les violences contre la mère, qui constituent une violence pour l’enfant. Toute la difficulté est de concilier les deux », expose-t-elle.
De son côté Essia s’interroge : « Pourquoi ces lieux ne sont-ils pas gérés par des associations d’aide aux victimes ? En Espagne, il y a des tribunaux spéciaux pour juger les affaires de violences conjugales mais en France, il reste encore beaucoup de travail à faire. » Cendra Leblanc se veut optimiste : « C’est aussi une question générationnelle et d’évolution sociétale tout entière. Aujourd’hui, dans l’ensemble, les jeunes magistrats sont, à juste titre, plus intransigeants sur la question des violences faites aux femmes. »
Quatre ans après sa première visite en espace de rencontre, le fils de Sandrine a désormais plus de cinq ans. « Maintenant qu’il peut parler, il me dit qu’il est content d’aller le voir. On l’a forcé à créer un lien, donc, pour lui, c’est son père. Je ne veux en aucun cas casser ce lien. J’essaye de faire abstraction de ce que j’ai enduré, mais c’est très dur. Après des années de thérapie, j’arrive enfin à l’entendre m’en parler sans me mettre à pleurer », confie Sandrine, qui se retrouve à présent face à un dilemme.
Son contrat avec l’espace de rencontre arrive à son terme à la fin du mois de janvier. « L’association me demande de convenir d’un droit de visite à l’amiable pour lui éviter d’avoir à saisir à nouveau le JAF. Ils me disent cette phrase que je ne peux plus entendre : “Mais enfin madame, c’est quand même son père !”, et tentent de faire reposer le poids sur mes épaules. Si je n’accepte pas, je suis la méchante qui prive mon fils de son père, mais ils oublient qu’à la base, c’est moi la victime. »
Margaux Dzuilka