Le BB suit tout au long de l’année scolaire l’Atelier Sciences Po du lycée Eugène Delacroix à Drancy. Deux heures par semaine, le mardi de 16 à 18 h, les élèves retrouvent des professeurs pour préparer le concours d’entrée à Sciences Po Paris, selon la Convention d’éducation prioritaire (1) mise en place au début des années 2000.

En décembre, les élèves choisissent un sujet d’actualité qu’ils vont examiner pour préparer une revue de presse, en fait un mémoire d’une quarantaine de pages. Ils doivent décortiquer le sujet en s’appuyant sur des sources d’informations diversifiées choisies avec soin.

En mars, ils défendront leur travail devant un jury d’admissibilité constitué de professeurs de Delacroix ou de personnes extérieures au lycée. S’ils sont jugés admissibles, ils se présenteront à Sciences Po pour l’oral d’admission qui porte essentiellement sur leur motivation et leur personnalité.

Fabrice Morel, professeur de Sciences économiques et sociales, participe depuis le début à l’atelier, qu’il a repris une année après son lancement en 2002. Il a voulu, avec les autres professeurs qui y participent, en faire un espace pédagogique fondé sur le plaisir d’apprendre et l’épanouissement des élèves.

Pourquoi mener un atelier Sciences Po au lycée Eugène Delacroix à Drancy ?

Quand la convention avec Sciences Po a été signée, la question s’est posée de reprendre l’atelier après le départ du professeur qui l’avait lancé. Ça n’était pas une question simple. J’y participais mais je n’étais pas convaincu, il était mené de manière trop solennelle comme une classe préparatoire aux grandes écoles : la verticalité de la relation professeur-élève, la forme très classique des cours pendant lesquels l’un parle et les autres écoutent…

A l’époque, l’École émancipée était le syndicat majoritaire au lycée et il y a eu dès le départ une discussion très approfondie pour savoir si nous devions ou non participer à cette filière, la CEP d’entrée à Sciences Po, ou, au contraire, refuser d’accompagner ce qui avait été mis en place par Sciences Po pour venir chercher des élèves dans une douzaine d’établissements conventionnés. Nous devenions complices d’un système de sélection que nous dénoncions par ailleurs. Certains parlaient de guet-apens.

Finalement, nous avons décidé d’y aller, à nos conditions. Il fallait changer la pédagogie, on ne travaille pas pour Sciences Po, notre souci reste les élèves qui sont en face de nous. Nous avons écrit une profession de foi, un texte qui définissait les raisons pour lesquelles nous acceptions de jouer le jeu et selon quels critères. Nous refusions la logique élitiste pour proposer à tous les élèves du lycée quel que soit leur parcours et leur niveau scolaire, de nous rejoindre. Nous n’allons pas chercher les meilleurs et nous ne refusons pas les élèves qui ont des résultats médiocres. C’est à eux de se décider.

BB : Quelles sont ces conditions ?

Il fallait adopter une pédagogie en rupture avec celle qui se pratiquait jusque-là. Nous ne voulions pas préparer les élèves à un concours en les faisant bachoter, mais profiter de cet espace pour développer un « espace pédagogique » qui nous convienne. La première idée était de nous adresser à toutes les sections présentent au lycée, c’est-à-dire aux sections générales mais aussi technologiques.

Une année, nous avons eu trois élèves venus de BEP qui avaient repris des études en première technologique pour finalement intégrer Sciences Po, c’était un vrai défi et un aboutissement pour nous tous. Il fallait ensuite changer complètement le rapport prof-élève. Très concrètement, ça veut dire que nous travaillons ensemble, pas l’un face à l’autre. Il doit s’établir un rapport de confiance et d’égalité entre les professeurs qui interviennent et les élèves qui acceptent de consacrer deux heures par semaine à l’atelier. Ce qui nous intéresse, ça n’est pas leur capacité à écouter et reproduire des exercices faits en classe. Ils doivent devenir autonomes, développer leur jugement et apprendre à défendre leur point de vue en développant des arguments. Pour y arriver, on travaille ensemble. Il n’y a pas de notes, ça n’aurait aucun sens, mais nous disons les choses telles qu’elles sont aux élèves. Quand ils ne sont pas prêts, nous leur disons, nous leur expliquons pourquoi, à notre avis, ils ne sont pas prêts.

BB : Ça se traduit comment ?

Nous ne sommes pas dans une salle de classe avec les élèves alignés en face d’un professeur dont le bureau se trouve sur une estrade. Nous nous installons au CDI, nous avons des tables rondes, mais parfois nous supprimons les tables et ils disposent de livres, de journaux et d’abonnement numériques pour faire leurs recherches. Pour travailler nous sommes côte à côte, pas face à face. Ça semble être un détail, mais ça change beaucoup de chose. En fait, ils comprennent vite que personne ne fera le travail pour eux, ils doivent devenir autonomes. Je parle d’une bienveillance active : nous les encourageons, mais c’est lié à une très forte exigence. Les professeurs qui participent à l’atelier ne sont pas là pour pousser les élèves à faire des efforts, nous les poussons pour qu’ils découvrent le plaisir qu’il y a à faire des efforts.

BB : Qu’attendez-vous des élèves ?

Qu’ils découvrent le plaisir de comprendre, le plaisir de se poser une question et d’aller chercher la ou les réponses. Ils doivent comprendre que ce qui nous intéresse, ça n’est pas le résultat final mais leur évolution et leur appétit de savoir. Il ne s’agit pas pour nous de compter le nombre d’élèves qui intègrent, mais leur épanouissement. Nous sommes évidemment contents de voir telle ou tel élève rentrer à Sciences Po, mais la vraie satisfaction est de voir des élèves, encore fragiles pour certains quand ils démarrent en septembre, entamer des études supérieures. C’est à ça que nous les préparons.

Ici, ils se retrouvent dans des conditions proches de celles de la fac. Nous voulons leur montrer qu’ils peuvent accéder à des études supérieures quand ils ne l’imaginaient pas au début de l’année. Nous voulons qu’ils aillent là où ils pensaient que ça n’était pas leur place.

BB : Vous les emmenez dans les musées, vous leur faites voir des spectacles de danse contemporaine…

Nous leur faisons faire de la danse contemporaine et nous faisons avec eux de la danse contemporaine. Nous avons suivi le travail de troupes de danseurs et de danseuses en résidence au Centre national de danse de Pantin. Nous allons voir des spectacles de danse et nous allons rencontrer des danseurs parfois dans les coulisses pour comprendre leur démarche. Une année, nous avions rencontré une danseuse qui pratique le butô, une pratique née au Japon dans les années 1960 et qui est déroutante pour nous, occidentaux. Il s’agit de provoquer la surprise, la curiosité et finalement la compréhension. Nous allons aussi au Louvre, à Beaubourg, au Musée Marmottant, où se trouvent de nombreux tableaux de Monet. Il s’agit de provoquer un choc culturel et un questionnement. Nous voulons ouvrir des fenêtres.

BB : Vous voulez les confronter à ce que Bourdieu définissait comme la culture légitime ?

Oui, pas pour les intimider mais au contraire pour qu’ils se l’approprient, qu’ils n’acceptent pas la place qui leur est assignée. Nous voulons que les élèves qui viennent à l’atelier Sciences Po aient la possibilité aux élèves de choisir leur vie. En fait, nous avons gagné quand nous leur avons donné le goût d’apprendre, de se poser les questions et de trouver les réponses.

Propos recueillis par Philippe DOUROUX

(1) En 2001, Sciences Po Paris signait les premières Conventions d’éducation prioritaire huit lycées situés en Zone d’éducation prioritaire (ZEP), en région parisienne et dans l’Est de la France. Il sera étendu l’année suivante à six autres établissements, dont Eugène Delacroix, à Drancy. Sciences Po Paris compte aujourd’hui une centaine de lycées partenaires en France métropolitaine, dans les départements d’outre-mer et dans les territoires d’outre-mer.

 

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