Les « Euh… », « j’veux dire », et « j’sais pas comment le dire » disparaissent et laissent place à des phrases articulées qui permettent d’exposer un argumentaire et de défendre un point de vue. Cela tient en quelques mots mais cela prend des mois pour amener des élèves de terminale à se présenter à la fin du mois de mai à l’oral d’admission à Sciences Po Paris avec quelques chances d’intégrer l’école de la rue Saint-Guillaume.

Pour y parvenir, il faudra sortir de son rôle, s’emparer de la parole accaparée par les professeurs, ne pas accepter la place qui vous est assignée en classe et se mettre en avant, « faire le beau » ou se présenter sous son meilleur jour, « se la jouer » ou « se vendre », on peut le dire comme on veut. Il y aura d’abord l’oral d’admissibilité qui se déroulera à la mi-mars au lycée devant un jury de profs ou d’anciens profs, ou d’anciens de l’atelier ou de personnes dites extérieurs. L’objectif sera alors d’exposer un sujet d’actualité qu’ils ont choisi en novembre et sur lequel ils ont suffisamment travaillé pour défendre un point de vue.

Passé cet obstacle, il faudra alors faire face à l’oral d’admission. Le travail concrétisé par une quarantaine de pages exposant le sujet, proposant une opinion personnelle structurée et apportant des sources permettant de prolonger la recherche, passera au second plan ? Au centre des échanges avec un professeur de l’école, un membre du personnel administratif et une personne sans lien direct avec l’institution scruteront la personnalité de la candidate ou du candidat. Ils le bousculeront, chercheront à comprendre ses motivations et aussi sa capacité à répondre à des questions dont il n’a pas les réponses sans se perdre comme dans un marécage.

L’hôpital, Barkhane et autres sujets

Cette année, Yasmine a choisi la crise de l’hôpital public et la dernière fois, il y a trois semaines, elle avait tenu une vingtaine de secondes, avant de constater qu’elle perdait pied à force de « ah », de « eh » et de silences embarrassés. Deuxième oral blanc, elle tient presque une dizaine de minutes en présentant les données du malaise et des difficultés du système de santé. Il manque encore beaucoup de choses comme les chiffres qui illustrent la situation et expliquent le malaise du personnel soignant. Combien sont-ils ? Quels sont les budgets en cause ? Y a-t-il eu récemment des annonces faites par le gouvernement ?

Mais elle se tient droite sans être raide, sourit à l’occasion et fait remarquer aux examinateurs qu’ils posent deux questions en même temps et qu’elle ne pourra pas y répondre dans le même temps. Bref, elle parle distinctement et même s’il reste du chemin pour arriver à cette aisance que les candidats qui se présenteront au concours classique maîtrisent depuis longtemps, elle avance vite.

Dragoslav a opté pour un sujet on ne peut plus différent puisqu’il parlera de l’opération Barkhane, menée par l’armée française au Mali et avec l’aide de cinq pays du Sahel, le Tchad, le Burkina Faso, le Niger et la Mauritanie qu’il oublie au passage. Pour le reste, l’essentiel est en place, les autres pays européens qui apportent leur concours comme la Grande-Bretagne et le Danemark. On ne lui reprochera pas d’oublier l’Estonie et l’Espagne à la contribution symbolique.

La maîtrise du sujet, préalable indispensable

Il ne lui a pas échappé que les États-Unis fournissaient un appui logistique avec les informations livrées par leurs satellites et leurs drones. Il faut ensuite défendre le choix du sujet et acquérir un point de vue. Nous n’y sommes pas encore. Pourquoi avoir choisi une opération militaire quand il sait que l’air du temps veut que l’on se détourne de ce type de sujet ? « Parce que c’est important… » ne suffira pas, il faudra aller plus loin dans six semaines et être capables de manier des arguments favorables et défavorables à ce que l’on peut appeler une manifestation de l’impérialisme ou désigner comme une opération humanitaire puisqu’il s’agit d’éradiquer la menace djihadiste.

Parfois, l’aisance est là, cette capacité immédiate à être à l’aise, mais ce qui manque cruellement est la maîtrise du sujet. Nordine pose la question du rapport entre l’homme, en l’occurrence le réalisateur Roman Polanski, et l’œuvre, le film J’accuse, sorti sur les écrans en novembre et multi-nominé pour la cérémonie des César. Faut-il juger une œuvre à travers le prisme de la personnalité de son auteur, ou, au contraire, doit-on faire abstraction de l’une pour juger l’autre ?

Immense réalisateur (Rosemary’s Baby, Chinatown, Tess ou le Pianiste), Polanski a été condamné en 1977, aux États-Unis, pour abus sexuel sur mineurs et se trouve toujours sous le coup d’un mandat d’arrêt de la justice américaine. Il faut bien connaître les faits et les dates avant de s’intéresser à l’argumentation qui permet de défendre le « oui, on doit dissocier l’auteur et son œuvre » ou le « non, ça n’est pas possible ».

Le manque de culture légitime

Se mettre en avant pour donner envie au professeur de Sciences Po de vous accueillir dans sa classe, voilà le but. Et pour cela, il faudra appuyer sur ce qui vous fait sortir du lot, ce qui suscitera la curiosité des membres des différents jurys, celui de l’admissibilité et celui de l’admission en tendant des « perches ». L’année dernière, Maïmouna attendra la fin de l’année pour admettre à mi-voix qu’elle connaît Rimbaud mieux que toutes les personnes présentent ce jour-là à l’atelier.

Elle ne voudra pas aller plus loin que cet aveu et dire un poème ou seulement défendre cette passion qu’elle nourrit depuis des années. Pour Yasmine, il faudra attendre la fin de l’entretien pour apprendre qu’elle suit depuis trois un programme d’ouverture culturelle avec l’École des Mines de Paris. L’une des toutes meilleures écoles d’ingénieurs en France est venue chercher des élèves, bons en mathématiques ou en sciences, pour les accompagner et les amener à s’emparer de ce que l’on appelle la culture légitime qui se trouve à la portée de tous dans les musées, dans les salles de spectacle ou au théâtre.

Il reste encore un peu de temps pour sortir de cette coquille scolaire ou sociale dans laquelle on enferme les ados et dans laquelle les ados préfèrent parfois se maintenir parce qu’elle protège aussi du monde des adultes dans lequel on ne se sent pas encore autorisé à prendre la parole. Il y a quelque chose qui rassure Linsay à ne pas se confronter au mur que représente tout examen et qui suppose que l’on accepte la perspective de l’échec. C’est sans doute cela que l’on apprend à l’atelier Sciences Po : forcer la porte ou casser un plafond de verre qu’on ne voit pas mais qui vous impose de rester à votre place.

Philippe DOUROUX

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