Le 7 avril 2023 a eu lieu la 29ème commémoration du génocide perpétré contre les Tutsi. Voilà bientôt 30 ans que nous commémorons ce crime contre l’humanité, j’en ai 24, je n’ai pas vécu le génocide, je n’ai pas connu ce qu’était l’horreur, mais mes parents l’ont connu. Je vois la tristesse se dessiner sur leur visage tous les 7 avril.

Je dois dire que le sentiment qui m’habite en ce jour de commémoration est un mélange de lassitude et de colère intense. Ce n’est pas des commémorations dont je suis lassé, bien au contraire, mais des mensonges et des semi-vérités du pouvoir français sur le rôle de l’État durant le génocide.

Bien sûr, on ne peut pas dire que rien n’a été fait. En mars 2021 paraissait le rapport Duclert, qui établissait les responsabilités « lourdes et accablantes » de la France durant le génocide des Tutsi, mais le rapport n’affirme pas la complicité de génocide de la France. On peut ainsi lire : « La France est-elle pour autant complice du génocide des Tutsi ? Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer. »

Comme si la collaboration de la France dans l’extermination des Tutsi n’était possible qu’à la seule condition que le pouvoir français de l’époque ait complètement adhéré à l’idéologie du Hutu Power (mouvement extrémiste Hutu à l’origine du génocide).

Dans un article à ce sujet pour le Monde Diplomatique, François Graner, chercheur au CNRS et auteur en autres du livre L’État francais et le génocide des Tutsi au Rwanda, rappelait justement « qu’en 1998 l’ancien haut fonctionnaire Maurice Papon a été condamné pour complicité de crime contre l’humanité sans avoir adhéré à l’idéologie nazie ni même avoir eu la pleine conscience du crime commis. »

Je ne vais pas revenir ici sur toutes les « limites » du rapport Duclert –  à commencer par l’absence d’historiens experts de la région des Grands Lacs – elles ont été expliquées par bon nombre de chercheurs et de militants. Thomas Borrel, l’un des porte-parole de l’association Survie, déclarait l’année dernière au Monde que le travail de la commission était « incomplet » et qu’il restait  « de graves zones d’ombre et des archives inaccessibles ».

Jessica Mwiza, ancienne vice-présidente d’Ibuka France (association oeuvrant pour la mémoire du génocide des Tutsi), se montre aussi critique vis-à-vis de ce rapport. « Si je ne peux pas dire que ce soit une mauvaise nouvelle – en particulier le rapport Muse permet d’écarter certains propos négationnistes avec davantage de fondements – notamment pour les rescapés et organisations qui ont lutté pour que la France clarifie son discours. Il y a donc énormément de limites dans le rapport Duclert et le discours de Macron à commencer par Bisesero, l’opération Turquoise ou encore les accords d’Arusha. »

Le rapport Duclert, même s’il permet des avancées significatives dans le discours en France au sujet du génocide, apparaît – du fait de ses limites – comme une semi-vérité en tant qu’elle permet par exemple à Emmanuel Macron de déclarer au Rwanda au Mémorial du génocide perpétré contre les Tutsi  : « [La France] n’a pas été complice. Le sang qui a coulé n’a pas déshonoré ses armes ni les mains de ses soldats qui ont, eux aussi, vu de leurs yeux l’innommable, pansé des blessures, et étouffé leurs larmes. »

Le rapport Duclert ne ment pas, mais il ne peut à lui tout seul dire toute la vérité du rôle de la France durant le génocide. Et c’est pourtant de cela dont les rescapés du génocide et leurs enfants ont besoin : de toute la vérité. Les rescapés du génocide et leurs enfants ne peuvent pas accepter des vérités partielles. Il reste tant à dire sur le rôle criminel de la France avant, pendant, et après le génocide des Tutsi. Je pense notamment aux révélations de Guillaume Ancel, officier déployé durant l’Opération Turquoise et auteur du livre Rwanda, la fin du silence, qui déclarait« C’est pour moi un sujet de complicité de génocide: on nous a demandé de livrer des armes aux génocidaires dans les camps de réfugiés et cela malgré l’embargo de l’ONU. »

Je pense aux révélations du journaliste Patrick Saint-Exupéry, ancien grand reporter au Figaro, sur la collaboration de l’État français, notamment à celle de juin 2017 dans la Revue XXI sur le réarmement des génocidaires Hutu par l’État français, et le rôle qu’a joué Hubert Védrine, Secrétaire général de l’Élysée à l’époque. Hubert Védrine qui aurait indiqué dans une mention manuscrite en marge du document évoquant le trouble des militaires suite à l’ordre de réarmer les génocidaires de « s’en tenir aux directives fixées », donc de « réarmer » les tueurs.

N’oublions pas la vidéo à laquelle Mediapart a eu accès, cette dernière prouve que l’armée française était au courant des massacres qui allaient se dérouler à Bissero, mais a laissé les choses se faire. Il y a aussi les révélations plus récentes de Mediapart au sujet d’Alain Juppé et de son ancien ministère (il était ministre des Affaires étrangères de l’époque), où on apprend l’existence d’un document qui prouve que la France a laissé partir les principaux membres du gouvernement rwandais responsable du génocide des Tutsi qui étaient dans une zone contrôlée par l’armée française. Ce document émanait du cabinet d’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères de l’époque. (J’ai notamment écrit un article à ce sujet ici au Bondy Blog).

Toujours dans Mediapart nous avons appris le traitement différencié de l’Ofpra auprès des présumés génocidaires Hutu, traitement différencié qui leur a permis de rester en France tranquillement. Apprendre cela est d’autant plus douloureux quand on sait que la naturalisation française avait été refusée à Alain Ngirinshuti, pour « manque de loyalisme envers la France et ses institutions » du fait de son appartenance à l’association de rescapés Ibuka. En France, on laisse les génocidaires tranquilles et on refuse la nationalité aux rescapés du génocide. En France, ce sont les génocidaires Hutu qui pouvaient vivre tranquillement leur vie sans être inquiétés, et ce, pendant des décennies.

Je pourrais continuer ainsi longtemps, avec par exemple les déclarations du général Jean Varret qui reconnaît la ​​«faute» de la France au Rwanda, mais tout cela pour dire que nous ne pouvons pas nous contenter du simple rapport Duclert, le travail pour la vérité doit être total. Durant son discours au Mémorial du génocide perpétré contre les Tutsi, Emmanuel Macron avait fait référence au mot à la bouche de tous les Tutsi, de tous les Rwandais, au moment des commémorations : Ibuka (Souviens-toi, en français). De fait, nous nous devons de nous souvenir des morts, mais pour ce faire, nous devons nous souvenir et parler des conditions politiques, historiques, sociales, coloniales et raciales qui ont mené à leur extermination, et la France n’a pas eu un rôle mineur dans ces conditions.

On se souvient pour ne pas reproduire. Mais pour que la France se souvienne et ne reproduise pas les mêmes erreurs, faut-il encore qu’elle établisse la totale vérité sur le rôle qui a été le sien. Il nous faut un accès total des actions de la France au Rwanda.

Ils sont nombreux et nombreuses à avoir établi en partie la collaboration de la France dans le génocide perpétré contre les Tutsi, j’en ai cité certains plus haut : François Graner avec sa bataille juridique pour avoir accès aux archives de François Mitterand et son livre L’État français et le génocide des Tutsi au Rwanda, Patrick de Saint-Exupéry avec son livre L’inavouable et son travail de journaliste, il déclarait : “De 1990 à au moins 1996, et je dis bien : au moins 1996 ; Paris – une trentaine de personnes – a collaboré avec le régime ! Et j’ai bien dit collaborer, avec le régime qui a mené le génocide. Cette collaboration a commencé avant, elle a duré pendant, elle s’est poursuivie après !”

Mais ils n’ont eu accès qu’à une partie des archives, nous voulons un accès total ! Nous avons appris aujourd’hui la construction d’un monument sur les rives de la Seine pour commémorer le génocide des Tutsi, à la demande de la Mairie de Paris et du président de la République, on s’en réjouit.

L’existence dans l’espace public de l’histoire du génocide des Tutsi est une victoire des luttes des rescapés du génocide et des militants, surtout quand on se souvient que Mitterrand déclarait au sujet du génocide des Tutsi : «Dans ces pays-là, un génocide, c’est pas trop important.». Mais à ce monument, il faut ajouter une politique pour la vérité totale, ce qui se traduit par un accès plein et entier des archives de l’État français sur son rôle dans le génocide.

Miguel Shema 

Crédit photo Lou Attard

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