Maurice Thorez, Karl Marx, Lénine… A Bobigny, le nom des rues nous parle d’un temps désormais révolu, celui de la banlieue rouge. Les communistes ont administré la ville de 1920 jusqu’à la vague bleue de 2014 et la victoire de Stéphane de Paoli (UDI). Une méchante baffe pour le PCF qui n’avait pas vu venir la perte d’un de ses bastions. Mouvementée, la dernière campagne municipale a laissé des traces et les affaires visant la nouvelle majorité rendent le climat électrique. A quatre mois des municipales, la campagne n’est pas encore rentrée dans le vif mais l’on sait déjà que les communistes vont jouer le match retour avec un chef de file non-encarté au PCF, Abdel Sadi.

Mais avant de se plonger dans la politique pure et dure, remontons un peu le temps, prenons un peu de distance. Bobigny le mérite bien car son histoire nous dit beaucoup de choses sur l’histoire politique du 93 et sur les enjeux qui seront au coeur des municipales. Avant d’être bétonnée, Bobigny était une ville ouvrière assez modeste avec des vastes terrains maraîchers. Une commune presque rurale. Mais dans l’après-guerre, Bobigny fait face à l’arrivée massive de populations ouvrières qui trouvent difficilement où se loger, sinon dans des habitations insalubres. Entre 1954 et 1962, la population de la ville double, passant de 18 000 à 37 000 habitants environ. C’est à cette période que les grands projets de restructuration urbaine s’imposent. Les barres d’immeubles tant décriés aujourd’hui sont plébiscitées et les années 50 voient les premières cités balbyniennes sortir de terre : l’Abreuvoir, l’Etoile et le Pont-de-Pierre.

Jean Joubert, président du Centre d’études et de recherches historiques de Bobigny, se souvient de l’époque où le centre-ville vétuste a été complètement reconstruit : « On se disait qu’on allait habiter la ville du XXIe siècle et puis Bobigny devenait la ville préfecture du département ! » Lui est né dans une petite maison du centre-ville qui a laissé place à une des tours de la cité Karl-Marx, « dans cette maison, nous n’avions qu’un seul point d’eau et pas de chauffage ». Jean Joubert a même retrouvé des documents distribués par la mairie de l’époque, qui déjà organisait des consultations avec les habitants.

A Bobigny, les HLM en centre-ville

Dans son architecture, Bobigny a une particularité, celle d’avoir des tours d’habitation à loyers modérés au coeur du centre-ville. « Georges Valbon (maire PCF de Bobigny de 1965 à 1995, ndlr) voulait mettre les ouvriers au coeur de la ville près des équipements, explique Jean Joubert qui pointe les limites de cette politique. Le prolétariat était au coeur de son action mais l’idée que les gens voulaient devenir propriétaires, sortir de leur condition, lui était étrangère. »

Ce n’est pas évident à percevoir aujourd’hui mais en se documentant un peu, on découvre en effet que l’aménagement urbain de Bobigny a été pensé, théorisé, en direction des prolétaires d’alors, les ouvriers. Georges Valbon avait par exemple bataillé ferme pour garder la maîtrise du foncier et éviter la spéculation immobilière. Lorsque la ville devient le chef-lieu du département, en 1965, il avait exigé que la maîtrise de l’aménagement soit confiée à la commune et non à des organismes incontrôlables.

Comment Bobigny, la ville-préfecture du département, qui se voulait la ville du futur, s’est-elle autant éloignée des promesses qu’elle portait ? « Une centre-ville sur dalle, ça marche à la Défense. Ici, les commerces périclitent, il y a une forte paupérisation. Les premiers habitants, qui étaient pour beaucoup des petits fonctionnaires, sont partis pour devenir propriétaires », esquisse Jean Joubert comme premières explications.

Aujourd’hui, se rendre à Bobigny, c’est se confronter à une architecture un peu brutale qui laisse mal imaginer l’enthousiasme des premiers temps. Sur les dalles du centre-ville, le bâtiment de la préfecture s’impose. Une structure froide, pyramidale d’environ 54 mètres de haut avec une façade en béton choqué de basalte. Planté en surplomb, l’Hôtel de ville n’est pas plus chaleureux avec sa façade vitrée, recouverte de panneaux de béton. Traverser le centre commercial Bobigny 2 – qui doit bientôt disparaître au profit de nouvelles infrastructures – donne la drôle d’impression d’être dans un magasin fantôme. La moitié des commerces ont replié leurs stores métalliques, le Auchan s’est fait la malle et Bobigny 2 semble davantage être un lieu de passage pour rejoindre le métro qu’autre chose. Près du tribunal, un commerçant qui a ouvert récemment un restaurant cozy s’étonne de l’accueil des clients : « Tout le monde se dit content d’avoir un endroit où se poser, ça manque ici. Pourtant, il y a le tribunal, la préfecture, il y a une demande. »

Un rapport de la CRC a épinglé la gestion municipale

Malgré les rêves de grandeur des débuts, le chef-lieu du département à de faux airs de ville-dortoir et cumule les difficultés. Bobigny figure dans le triste palmarès des villes où le taux de pauvreté est le plus élevé. 36,4 % contre 14 % en France métropolitaine, selon l’Observatoire des inégalités. Le taux de chômage est de 24,2 %, selon l’Insee, un pourcentage là aussi bien au-dessus de la moyenne nationale (14,1 %). Mais à côté de ça, Bobigny connaît avec plusieurs projets de rénovation urbaine, jouit de la présence de centres culturels, d’équipements sportifs et peut miser sur les promesses que draine le Grand Paris. Les transports sont aussi un atout majeur de la ville puisqu’elle est desservie par la ligne 5, dispose d’un large réseau de bus et d’un tramway.

Bobigny – Pablo Picasso, un des carrefours routiers de la ville

A quelques mois des municipales, le potentiel et la place stratégique qu’occupe cette ville de plus de 50 000 habitants aiguise forcément les appétits. D’autant que la majorité en place est fragilisée par des affaires judiciaires. Dernière en date, les perquisitions qui ont touché le maire, certains de ses collaborateurs et élus dans le cadre d’une enquête préliminaire du parquet national financier (PNF), au lendemain des élections européennes. L’enquête aurait été déclenchée suite à la publication d’un rapport de la Chambre régionale des comptes (CRC). Un rapport qui ne fait pas moins de 15 rappels au droit.

Avec son jargon policé, la CRC pointe « des risques de conflits d’intérêts avec le milieu associatif » dans la mesure où « de nombreux élus et agents municipaux (sont) impliqués dans la gestion ou la gouvernance des associations soutenues financièrement par la commune ». Le rapport publié en septembre 2018 a également « identifié douze dossiers qui témoignent de recrutements effectués dans des conditions irrégulières s’accompagnant de l’attribution d’une rémunération indue au regard de l’expérience et des qualifications du candidat ». Si le contrôle de la CRC s’étend ici de 2010 à 2016, les recrutements précités concernent bien la municipalité actuelle. La plupart de ces situations auraient néanmoins été régularisées, selon la CRC.

Il fallait du changement mais la transition a été brutale

Autre problème, au fil des années, la majorité s’est effritée, plusieurs adjoints ont perdu leurs délégations. Candidat de la France insoumise dans quatre mois, Sylvain Léger figurait en 2014 sur la liste de l’UDI. Tout comme Sabrina Saidi, ancienne adjointe au maire chargée de la petite enfance, elle aussi passée dans l’opposition. Le premier adjoint, Christian Bartholmé et Kianoush Moghadam, alors directeur général adjoint de la ville, avaient d’ailleurs été condamné pour violence morale en réunion sur cette élue. Le retrait des délégations de deux autres adjoints, Youssef Zaoui et Faysa Bouterfass, avait donné lieu à une scène surréaliste au conseil municipal en avril 2018. Au point que le maire avait dû être brièvement exfiltré par la police. Des événements qui, pris les uns derrière les autres, forment un décor peu reluisant. Pas de quoi redorer l’image de la politique, dans une ville où le taux d’abstention frôlait les 50 % au second tour lors des dernières municipales.

Sarah**, Balbynienne de naissance, regarde tout ça avec pas mal de dépit. « Bien sûr qu’il fallait du changement mais la transition a été brutale », dit-elle en évoquant le mauvais souvenir que lui a laissé la campagne de 2014. Pour elle, les accusations de clientélisme visant la nouvelle majorité sont fondées. « Je n’avais jamais vu autant de jeunes impliqués dans la campagne, des jeunes qui d’habitude sont éloignés de la politique et qui j’en suis sûre ne connaissaient pas une ligne du programme de de Paoli », lâche-t-elle persuadée que ce dévouement ne s’est pas fait sans contrepartie.

Stéphane De Paoli en 2014

On retrouve le même sentiment du côté de Jean Joubert qui se lance dans une analyse politique. Tout bascule selon lui avec la mort soudaine de Bernard Birsinger, maire de Bobigny de 1995 à 2006 : « une catastrophe ». La figure de l’élu communiste apparaît sacrée dans la bouche de tous ceux que nous avons interrogés. Proche des gens, à l’écoute, engagé sur la question du logement… Les compliments pleuvent à l’évocation de son nom. Bernard Birsinger a été à la pointe de la politique participative locale avec la création des Assises de la ville. Jean Joubert a fait partie de l’Observatoire des engagements, composé de citoyens chargés de demander des comptes aux élus sur l’avancée des projets. Une expérience dont il parle avec des étoiles dans les yeux.

Après son décès, Bernard Birsinger a été remplacé par sa première adjointe, Catherine Peyge, qui sera élue en 2008 et perdra face à l’UDI en 2014. « Elle n’avait pas l’envergure, elle vivait sur un nuage et puis elle n’a pas fait campagne, elle ne s’est pas méfiée », juge Jean Joubert. De leur côté, les communistes vivent une défaite politique qu’il justifie pas l’usure du pouvoir, les communistes ayant administré la ville pendant près d’un siècle, et par une campagne trop molle. Autre souvenir commun, celui d’une campagne d’une rare violence. En replongeant dans les archives du Bondy blog, on tombe sur le triste témoignage d’une habitante : « Je n’ai jamais vu tant de haine dans notre ville. Des cris, des insultes, des menaces, ça en devient triste ». Les deux camps s’accusent d’avoir excessivement ciblé les attaques autour de leurs candidats respectifs.

A l’heure où l’on parle, la campagne n’a pas vraiment démarré, seuls quelques candidats sont officiellement dans les starting blocks. Abdel Sadi, vice-président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis et conseiller municipal d’opposition à Bobigny, dirige une liste largement composée de communistes. Sylvain Léger, évoqué plus haut, a été investi par la France insoumise mais il pourrait trouver un accord avec Abdel Sadi. Une liste citoyenne a pointé le bout de son nez, l’Union des Balbyniens indépendants dont la tête de liste, Karim Messaoudi, briguait avant cela l’investiture de la France insoumise. De son côté, la majorité n’a pas encore désigné de candidat mais des bruits courent quant à une prochaine candidature de celui qu’on appelle « le maire bis » : le premier adjoint au maire, Christian Bartholmé. Sa figure, plus encore que celle du maire, cristallise les tensions. Si la campagne prend forme calmement à Bobigny, tous les ingrédients semblent bien réunis pour faire de cette élection une joyeuse foire d’empoigne.

Héléna BERKAOUI

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