«On a fait partir 50 ans de ma vie en fumée. » Pascale soupire, accoudée à sa fenêtre, une cigarette à la main. Le B7, son immeuble, va être démoli dans le cadre de la rénovation du Franc-Moisin. « Quand je l’ai appris, j’ai pris un coup de couteau. C’est comme si j’arrêtais de vivre. » Comme elle, plusieurs centaines de locataires de ce quartier de Saint-Denis vont devoir quitter leur logement dès l’année prochaine.

En comparaison avec les cités voisines, la rénovation du Franc-Moisin paraissait pourtant de plus en plus inéluctable. Le quartier est un des derniers emblèmes des « grands ensembles », ces cités faites de tours et de barres où l’on a entassé les ouvriers et leurs familles pendant les Trente Glorieuses. « C’est un grand rectangle de 800 mètres sur 500 où il n’y a que du logement », décrit David Proult, maire-adjoint (PCF) à l’urbanisme. Le « Franc », comme on l’appelle ici, a même la particularité d’abriter 100 % de logements sociaux.

Une anomalie à l’heure où la rénovation urbaine a détruit la quasi-totalité des vieilles barres d’immeuble au profit de bâtisses plus petites et colorées, comme dans le quartier voisin des 4 000 à La Courneuve. Une petite balade dans le quartier suffit à s’en convaincre : près d’un demi-siècle après sa livraison, le Franc-Moisin a mal vieilli.

Des bâtiments désuets, un modeste G20 en guise de supermarché local, un distributeur de billets qui ne marche pas toujours, des poubelles à même le sol et des jeux pour enfants qui font peine à voir… Rien ne donne franchement envie de s’y promener. Les indicateurs sociaux, eux aussi, sont au plus mal. Et le trafic de drogues est devenu un élément tristement banal du paysage quotidien, avec ses clients, ses guetteurs, ses allées et venues et son jeu incessant avec les policiers.

L’entrée du Franc-Moisin, à Saint-Denis

Situé à l’extrémité est de la ville, aux frontières avec Aubervilliers et La Courneuve, bordé par le canal Saint-Denis, le Franc-Moisin est un quartier à part. C’est un quartier que l’on ne traverse pas, où l’on pénètre uniquement si l’on a quelque chose à y faire. Un quartier à l’identité forte, devenu aux yeux de certains une sorte de ville dans la ville.

« Ce qui me frappe, c’est comment l’enclavement crée vis-à-vis des Dionysiens une forme d’extériorité à l’égard du Franc-Moisin, analyse David Proult. Il est issu d’un urbanisme qui a construit des quartiers en vase clos. Aujourd’hui, les Dionysiens ne connaissent pas le Franc-Moisin. »

Et les rénovations successives, depuis les années 1980, n’ont pas réussi à changer la donne. Alors, quand l’ANRU 2 (officiellement le NPNRU, pour Nouveau programme national de rénovation urbaine) a été lancé en 2014 avec ses milliards d’euros, la municipalité et Plaine Commune, l’intercommunalité, ont très vite levé la main et porté la candidature du Franc-Moisin.

« Cela fait longtemps que se pose la question de la forme urbaine de ce quartier, à la fois enclavé et mono-fonctionnel », justifie David Proult, également vice-président de Plaine Commune chargé de l’habitat.

Un des plus gros chantiers de l’ANRU

Le projet se met en route en novembre 2016. Dès les premières discussions entre l’État et les pouvoirs publics locaux, deux priorités sont fixées. D’une part, ouvrir le quartier et y faire passer des rues, « pour le désenclaver »dixit Proult. D’autre part, diversifier le type de logements et sortir du 100 % HLM, tout en construisant des espaces publics et une offre commerciale de meilleure qualité.

Trois ans plus tard, le projet est devenu réalité. Et il est colossal. Un budget estimé entre 150 et 200 millions d’euros, 477 logements démolis sur 1 700, un taux de logement social abaissé de 100 % à 83 %…

Pascale résume un sentiment largement partagé par les habitants au moment de découvrir les modalités du projet : « J’ai pris une claque. » Sur les 7 000 habitants que compte le quartier, au moins un millier d’entre eux devraient faire leurs valises et quitter leur logement dès le début de l’année 2021. Et, si la pilule est aussi difficile à avaler aujourd’hui pour beaucoup d’habitants du « Franc », c’est qu’ils ont l’impression que tout cela s’est décidé dans leur dos.

Face à cela, un collectif d’habitants a sollicité dès 2017 APPUII (Alternatives pour des projets urbains ici et à l’international), une association composée de chercheurs et de militants des quartiers qui vient en aide aux habitants confrontés à ce type de projets.

Son coordinateur, Romain Gallart, juge sévèrement la façon dont les pouvoirs publics ont associé les habitants : « Beaucoup des gens qui habitent les logements détruits n’étaient même pas au courant. Les quartiers populaires sont les seuls quartiers où on se permet ça. Si on faisait ça dans les quartiers de classe moyenne, personne ne se laisserait faire. »

Noura, « née dans le quartier », perçoit elle aussi cela comme une forme de mépris social. « Ceux qui décident de ce projet vivent dans des pavillons loin de Saint-Denis, regrette-t-elle. C’est chez nous, ici ! Ce projet, ce sont des riches qui disent à des pauvres comment il faut vivre. »

Pascale renchérit : « Ils veulent la mixité du quartier, c’est bien beau, mais il faut quand même penser à ceux qui sont làOn est des êtres humains, des citoyens comme les autres. Malgré notre niveau d’éducation ou notre pauvreté, ce qui se passe dans notre quartier nous intéresse. »

Pascale, habitante du Franc-Moisin / ANRU

Quand on les interroge sur le devenir de leur quartier, les habitants ne manquent en effet ni d’idées ni d’expertise. « On dit que le quartier est renfermé sur lui-même mais ce n’est pas vrai, conteste par exemple Noura. Il est surtout mal agencé. Les trottoirs sont très larges, par exemple. S’ils veulent faire passer des voitures, ils peuvent peut-être les rétrécir, changer la forme du stationnement pour gagner de la place… »

Un des volets du projet prévoit la construction de deux grands axes routiers qui traverseraient la cité. « Ils ont pensé aux conséquences en termes de vitesse, de sécurité, de pollution ?, interroge Pascale. On va ouvrir nos fenêtres et on va avoir une 2×2 voies sous nos têtes ? »

Sur le fond du projet, le point qui cristallise la colère des habitants reste la démolition prévue d’un demi-millier de logements. « La démolition est souvent une solution de facilité, éclaire Romain Gallart. Aujourd’hui, démolir n’a plus de sens. Sur le plan écologique, d’abord, mais aussi sur le plan du logement. On détruit alors qu’il y a une pénurie de logements sociaux, c’est insensé. » Noura en est convaincue, « il n’y avait pas besoin de démolir des immeubles pour rénover le quartier ».

Sur les 477 logements détruits, environ 300 sont concentrés dans le même immeuble, le B4. Un mastodonte allongé au milieu du quartier. Son bailleur, Logirep, est accusé par les habitants d’avoir laissé l’immeuble à l’abandon, assurant un entretien largement défaillant de ses parties communes, de ses ascenseurs ou de sa façade.

« Aujourd’hui, contrairement à ce que disent les initiateurs du projet, le B4 est mal entretenu mais il n’est pas insalubre et il n’y avait pas besoin de le démolir », explique Romain Gallart, dont l’association a contribué à l’expertise complète du bâtiment.

L’urgence est plutôt à entretenir et à réhabiliter. Pour donner aux habitants du Franc-Moisin un cadre de vie digne. C’est bien de dignité qu’il s’agit lorsque l’on doit se frayer un chemin au milieu des poubelles pour accéder, ce lundi-là, à l’entrée du B7. Lorsqu’on les lance là-dessus, les habitants sont intarissables.

« Ici, il y a deux bacs à ordures ménagères pour 70 logements, commence Noura. Et ils passent trois fois par semaine pour les récupérer. Du coup, les bacs sont pleins et les gens posent ça par terre, à côté. Quand on a demandé un conteneur en plus, on nous a répondu que c’était trop cher… »

Le sujet peut paraître anecdotique mais il mine le quotidien et plombe la valeur que chacun accorde à son propre quartier. « Un jour, il y a une mariée qui sortait de chez elle avec le cortège qui l’attendait, raconte la jeune maman. Devant elle, il y avait tout un tas de poubelles par terre. Ça faisait de la peine… Moi, ma belle-famille, je fais en sorte qu’ils viennent le dimanche parce que je sais que le samedi, ils passent ramasser les poubelles. »

La concertation, elle a existé, mais c’était une fausse concertation

Des démolitions à la voirie en passant par la gestion des déchets ou des équipements, ce sont autant de questions que les habitants auraient aimé pouvoir se poser. Partir d’une feuille blanche et dessiner, ensemble, l’avenir de leur quartier. Le reproche que l’on entend le plus a bien trait à la forme, celle d’une consultation jugée trop parcellaire, trop tardive, trop superficielle.

« La concertation, elle a existé, mais c’était une fausse concertation, fustige Noura. Nous, ce qu’on voulait, c’était être inclus dans le projet. Là, ils sont arrivés en nous disant : “On doit créer une route, elle va être comme ça et comme ça. Vous en pensez quoi ?” » Dans la forme aussi, Pascale en veut à une concertation qui réunissait « à peine une vingtaine d’habitants » sur plus de 7 000 : « Souvent, ils mettent les réunions à 18 heures, mais les gens ne sont pas disponibles, à 18 heures ! »

David Proult, lui, se défend : « On a mis en place un travail important de concertation, on a fait des dizaines de réunions. » Et l’élu chargé du quartier d’assurer que la voix des habitants a été entendue : « Par exemple, on était entrés dans le débat en disant qu’il fallait démolir le B1. Après trois enquêtes sociales, on a trouvé une autre solution qui consistait à faire des démolitions partielles pour faire passer des voiries à certains endroits. On l’a adoptée. »

L’autre exemple est celui du B13, un bâtiment dont les locataires ont obtenu, à force de le réclamer, un référendum sur l’avenir de la cage d’escalier. Dans le projet final, la ville et Plaine Commune ont respecté leur souhait et ôté le B13 de la liste des démolitions prévues.

Pourtant, très vite, les habitants ne se sont pas mobilisés avec mais bien contre la municipalité. Un noyau de Dionysiens a même mené un combat acharné en sollicitant les voisins, les associations locales ou les médias. Depuis trois ans, les mobilisations en tous genres se sont multipliées pour dénoncer ce qu’ils percevaient comme une concertation factice.

La mobilisation n’a pas fait bouger le projet

Dans le cas du B4, la fameuse « muraille de Chine », le sentiment d’abandon était même plus grand. Contrairement à la plupart des logements du quartier, c’est un bailleur privé, Logirep, qui gère ce bâtiment et non Plaine Commune Habitat (PCH), le bailleur public.

Si la concertation de PCH était lacunaire, celle de Logirep était simplement inexistante. « Logirep, c’est le pire ! », s’emporte Pascale. « Ils ne voulaient pas entendre parler d’une démolition, confirme David Proult. Ils ont eu une communication plus faible vis-à-vis des locataires, ce qui a généré un retard important. » Jouant la montre jusqu’au bout, Logirep a attendu le dernier moment et le mois d’octobre dernier pour officialiser la démolition du B4. Et la société n’a toujours pas organisé la moindre enquête sociale à destination de ses locataires, qui se sont organisés en collectif le mois dernier.

À l’heure de faire le bilan, force est de constater que la mobilisation des habitants du Franc-Moisin n’a pas porté ses fruits. L’essentiel du projet n’a pas bougé, les demandes de nouveaux référendums n’ont pas été entendues et leur combat n’a pas fédéré autant qu’ils l’auraient voulu.

« Beaucoup se sont découragés, aussi, à force d’attendre et de ne rien voir venir », analyse Aziz Oguz, journaliste au Journal de Saint-Denis, qui a suivi de près leur lutte. Même Pascale l’avoue : « C’est dommage que les gens qui ne sont pas concernés par les démolitions n’aient pas beaucoup réagi. Je pensais que tout le monde allait se mobiliser. Ils ne sont pas touchés par les démolitions mais ils seront touchés par les travaux, par le bouleversement du quartier… »

Visée par les critiques, la municipalité se défend et esquisse un mea-culpa : « Dans un quartier de 7 000 personnes, la recette qui permet de prendre les avis de tout le monde, on ne l’a pas réussie, reconnaît David Proult. On s’est vite rendu compte que les réunions le mercredi soir à 18 ou 19 heures, ça n’attirait jamais assez de mondeOn a tenté plein de choses, les sorties d’écoles, les sorties d’immeuble, on a invité les gens à réfléchir sur un après-midi entier… Mais c’est vrai, on n’a sûrement pas été suffisamment en profondeur dans le lien avec les habitants. C’est extrêmement compliqué, cette construction citoyenne et collective. »

Reste une dernière question à régler : celle du relogement. Que va-t-il advenir de tous ceux que le projet contraint à déménager ? Contrairement à ce que prévoit le règlement de l’ANRU, le Franc-Moisin a obtenu que 124 HLM soient reconstruits dans le quartier. « Mais ça ne suffira pas à régler le problème, à savoir : où est-ce que tu remets les gens ? », souligne Romain Gallart (APPUII).

Selon l’enquête sociale de PCH, environ un tiers des personnes concernées souhaite rester au Franc-Moisin. « Mais comment ils vont faire pour les reloger ? Il n’y a quasiment aucun logement vide ici », demande Noura. Pascale la coupe : « Ils ne vont quand même pas jeter des gens sous prétexte qu’ils ne payent pas leur loyer pour nous mettre à leur place ! » Pour les deux autres tiers, l’équation n’est pas plus simple.

Des populations pauvres repoussées plus loin de Paris ?

Comme beaucoup d’habitants, Noura a demandé à être relogée à La Plaine, juste en face, de l’autre côté du canal. Un quartier en plein développement, avec ses entreprises, ses immeubles neufs et ses petits commerces de proximité. Mais on lui a fait comprendre qu’il faudrait regarder plus loin.

« Au mois de février, j’ai été reçue par un responsable de PCH qui m’a dit : “La Plaine, n’y songez pas, ce n’est pas la peine”, raconte-t-elle. J’ai dit : “OK, mais où ?” » On lui tend alors une liste où sont proposés différents quartiers, comme La Courtille ou Floréal, tout au nord de la ville, et d’autres situés à Épinay ou Villetaneuse…

Le centre-ville de Saint-Denis, lui aussi, est quasiment inaccessible pour les locataires du Franc-Moisin. Effet pervers mais traditionnel des projets de l’ANRU : les démolitions repoussent les populations les plus pauvres plus loin de Paris, faute d’offres correspondant à leurs moyens. Et si, demain, certains souhaitent revenir dans le quartier ?

« La démolition-reconstruction crée mécaniquement une augmentation des loyers, précise Romain Gallart. Ce qui va être construit ne sera pas forcément accessible aux résidents actuels du Franc-Moisin. » Sur l’autel de la mixité sociale, la rénovation urbaine sacrifie les histoires personnelles.

David Proult, lui, reconnaît qu’il y a des « dynamiques qui repoussent les classes populaires » mais assure vouloir les « combattre » : « Ma boussole, c’est de permettre aux Dionysiens et aux classes populaires de rester dans cette ville. Il n’y aurait rien de plus injuste que ces populations soient repoussées hors de la ville au moment où elle va prendre un virage de cette ampleur. Je suis un militant acharné de cette question. »

À moins d’un mois des élections municipales, la question continue en tout cas d’électriser le débat local. Et la gestion de ce dossier n’a pas offert au maire (PCF), Laurent Russier, une image très flatteuse dans le quartier. « Je n’ai jamais vu des communistes agir comme ça en 50 ans, s’étouffe Pascale. Le maire risque très gros aux élections. » Et ses principaux concurrents à gauche prennent bien soin de se démarquer sur ce dossier.

Mathieu Hanotin, le candidat socialiste, assure par exemple qu’il en « veu[t] beaucoup à la mairie » : « Cette affaire a été mal gérée du début à la fin. On n’a pas associé les habitants, on les a mis dans une situation d’insécurité. On n’a pas été capables de leur dire quand et où ils pourraient être relogés. »

Bally Bagayoko, 3e adjoint de Russier, aujourd’hui candidat face à lui et soutenu par La France insoumise, va même plus loin. Dans son programme, il s’engage à « stopper les démolitions » au Franc-Moisin, donc à revenir sur le projet actuel. Pour les habitants du Franc-Moisin, les élections de mars prochain seront donc peut-être le nouvel épisode d’un feuilleton qui dure et qui s’enlise.

Ilyes RAMDANI (pour Mediapart)

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