« Avec le recul, c’était irresponsable de maintenir le premier tour, c’est de l’amateurisme compte tenu de l’enjeu », juge Bally Bagayoko, candidat de la liste « Saint-Denis en commun », soutenu par la France insoumise et qualifié pour le second tour avec 18% des voix. Le président de la République a annoncé hier le report du second tour qui devrait se tenir le 21 juin prochain. Un projet de loi est examiné en urgence cette semaine au Parlement pour encadrer le report et voter des mesures d’urgence face à l’épidémie.
On aura donc l’entre-deux-tours le plus long de l’histoire. Une situation inédite qui soulève des interrogations notamment quant au sens du premier tour. Dans le 93, le taux d’abstention déjà fort a atteint 65%, contre 51% en 2014. Au niveau national, l’abstention s’élève à 55,36%, soit près de 20 points de plus qu’en 2014 !
Le maintien du premier tour décrié
Avec la présidentielle, les municipales sont pourtant les élections les plus mobilisatrices, elles touchent les habitants au plus près de ce qui fait leur quotidien. Si les polémiques sont contenues par la gravité de la situation sanitaire, la valeur de ce scrutin peut être interrogée.
A Aubervilliers, où la droite est arrivée en tête, le candidat socialiste Marc Guerrien reste scotché : « La déclaration du Premier ministre dimanche était presque un appel à la démobilisation. Ça donne le sentiment d’un scrutin un peu faussé ». Maire sortant de l’Île-Saint-Denis, Mohamed Gnabaly est soulagé du report du second tour. « C’était intenable, dit celui qui est arrivé en tête avec 37,7%. On avait une injonction contradictoire, je ne pouvais pas dire aux gens d’aller voter ».
Fermeture des équipements publics, instauration du télétravail pour le maximum d’agents, prise en charge des enfants des personnels mobilisés… Comme les autres maires, Mohamed Gnabaly a d’autres priorités. « Pour l’instant, ça se passe bien. Il y a un bon état d’esprit, les gens se portent volontaires mais chez les jeunes, c’est un peu différent. Je parlais à des jeunes en bas dans d’un immeuble ce matin, ils ont fini par partir mais ils pensent que je dramatise ». L’ONG Banlieues Santé le rappelle ici, les quartiers populaires sont plus vulnérables à l’épidémie.
« Les choses sont difficiles pour tout le monde, là. La campagne s’arrête et on va devoir travailler différemment, rapporte Abdel Sadi (PCF), qui s’est hissé en tête du scrutin devant la mairie UDI sortante. La seule chose qu’on peut faire, c’est jouer la carte de la solidarité bien que je n’ai pas les moyens d’une mairie. » Dans cette campagne suspendue, les candidats se rabattent sur les smartphones. Plus question de tenir des réunions à plusieurs, « ça se passe sur les réseaux sociaux, par mail… La campagne, c’est bien mais ce n’est pas la priorité aujourd’hui », explique Bally Bagayoko.
Entre-deux-tours à rallonge, entre espoir et appréhension
En temps normal, l’heure est aux tractations mais aujourd’hui les candidats en ballotage naviguent à vue. La question de la date limite du dépôt des listes pour le second tour sera déterminante. Initialement, il devait être fait avant mardi dernier avant 18 heures mais la date limite pourrait être reportée au mardi 16 juin. Ce qui laisserait beaucoup de temps aux candidats pour s’unir ou se désunir. « C’est peut-être un mal pour un bien, analyse Marc Guerrien. D’habitude, ça va très vite, les accords se font sur un coin de table et ça peut donner des majorités fragiles. »
« C’est une autre campagne qui va démarrer mais on attend des précisions », explique aussi Bally Bagayoko qui pourrait s’allier au maire sortant de Saint-Denis, Laurent Russier (PCF) (lire notre article). La prolongation de l’entre-deux-tours va amener à de vrais débats de fond sur les conditions d’une fusion, comme sur la rénovation du Franc-Moisin à Saint-Denis. Mais des appréhensions émergent, comme l’illustre Bally Bagayoko : « La question importante, c’est ‘Est-ce qu’on sera capable de redéclencher la dynamique ?’ »
Autre paramètre important : l’argent. « Une campagne, c’est un investissement colossal surtout quand on n’est pas sortant, témoigne Marc Guerrien. Moi, je me suis mis en disponibilité pendant trois mois et le report va avoir un coût. » Un des points du projet de loi débattu au Parlement prévoit néanmoins un allongement de la durée des comptes de campagne. Ce contexte inédit pourrait en tout cas rebattre les cartes du scrutin. C’est l’espoir auquel veulent s’accrocher bon nombre de candidats en ces temps troubles.
Héléna BERKAOUI