Si le scénariste de « Baron Noir » avait proposé cette histoire à son producteur, il y a fort à parier que celui-ci l’aurait envoyé bouler. « Pas assez réaliste », lui aurait-il sûrement répondu. Et pourtant… Aussi anecdotique puisse-t-elle paraître, l’histoire qui suit a bien eu lieu. Et elle a de grandes chances de précipiter la fin d’un siècle de communisme municipal à Saint-Denis.

C’est l’histoire d’un vaudeville municipal qui s’est joué ces derniers jours, à Saint-Denis pour l’essentiel, à Bobigny pour son final rocambolesque. L’histoire d’une réconciliation manquée entre vieux amis de gauche. Une histoire qu’il faut reprendre – au moins – au 15 mars pour bien la comprendre.

Ce soir-là, Mathieu Hanotin, ancien député socialiste, arrive largement en tête du premier tour des élections municipales avec 35% des voix. Battu avec 24%, le maire sortant (PCF) Laurent Russier est même talonné par son adjoint Bally Bagayoko (LFI), dont la liste citoyenne recueille 18% des suffrages. L’équation est simple : pour conserver cette ville sous le drapeau rouge, Russier et Bagayoko n’ont pas d’autre choix que de s’allier.

Dès le soir du premier tour, les deux hommes s’appellent et s’accordent sur le premier pas. Il faut se parler. Chacun se doute alors que le second tour sera reporté mais une incertitude règne sur la date limite de dépôt des listes. Puisqu’il est possible qu’il faille quand même acter les alliances avant le mardi 17 mars, des rencontres ont lieu dès le lundi.

Finalement, le confinement et le report du processus électoral mettent les échanges entre parenthèses. Il faut attendre le 22 mai pour voir la cuisine politique locale reprendre ses droits, lorsqu’Edouard Philippe annonce que le second tour aura lieu le 28 juin. Tout se remet en branle. Le maire signe un courrier à Bally Bagayoko en lui proposant de rouvrir les négociations et en s’avançant, déjà, sur un principe : un partage du pouvoir à la proportion des scores de chacun.

Deux délégations et des heures de négociations

Pour appuyer la missive, Russier textote Bagayoko. Une réunion est calée. Mardi 26 mai, dans une salle de réunion de l’Hôtel de ville, ils sont une dizaine à prendre place et à acter la reprise des tractations. Les « cocos » ont sorti la grosse équipe : le maire est là avec son prédécesseur Didier Paillard, le député Stéphane Peu, la première adjointe Jaklin Pavilla, David Proult, président du groupe majoritaire au conseil municipal, et Julien Attal, secrétaire de section du PCF local. Dans la semaine, Kader Chibane, représentant local d’EELV, se joindra aux échanges.

En face, pas de Bally Bagayoko. Le candidat est représenté par plusieurs de ses camarades : Sonia Pignot, adjointe EELV à la culture et numéro 2 de la liste, Vincent Huët, lui aussi maire-adjoint, Adjera Lakehal-Brafman ou encore Etienne Pénissat.

L’affiche de Laurent Russier sur un panneau d’affichage, dans le quartier Pleyel / (C) KC

Autour de la table, on reprend les discussions là où elles en étaient restées avant le confinement : sur le projet. Entre les deux camps, beaucoup de convergences mais quelques points de rupture potentielle. Parmi ceux-ci, l’avenir du quartier Franc-Moisin. Laurent Russier a jusque-là défendu et porté un projet de rénovation urbaine qui implique la démolition de 500 logements environ. Les habitants, eux, protestent contre une décision qu’ils estiment injuste et peu concertée. Bally Bagayoko en a fait un de ses chevaux de bataille et promis de revenir dessus s’il était élu.

Alors, autour de la table, ça négocie dur. Les insoumis obtiennent finalement une concession du maire sortant. Russier accepte de ne pas signer la charte avec l’ANRU, de reprendre la concertation et de soumettre la mouture finale à un référendum. Le schmilblik avance.

Le lendemain, rebelote. Sur le programme, les convergences se confirment. On parle de nouveau du Franc-Moisin, de l’échangeur de Pleyel… Et, pour ne pas que les débats s’éternisent, on met en place des équipes de travail pour travailler sur les virgules. Les pontes, eux, commencent à parler politique. Comment se partager le pouvoir ? Le camp Bagayoko avait commencé les négociations en imaginant un partage à 50-50. Impensable pour Russier, qui tient à garder la majorité de sa majorité. On se met finalement d’accord sur le principe de la proportionnelle : 57% des places pour Russier, 43% pour Bagayoko. Sur une majorité projetée à 42 élus, cela fait donc 24-18. Va pour 24-18.

Mais il faut appliquer cette même répartition au nombre d’adjoints, au nombre de conseillers territoriaux, au nombre de conseillers métropolitains… Et parfois, ça ne tombe pas rond. Alors, là-aussi, ça négocie. On s’accorde finalement pour arrondir à l’entier supérieur. La politique est parfois une histoire de chiffres.

Même la photo de famille était calée

Tous les jours, la petite dizaine de négociateurs chevronnés remet ça. Tout le monde se connaît mais chacun défend son bout de steak. Parfois, les discussions se tendent un peu. On évite encore certains sujets. Qui pour présider Plaine Commune ? Qui pour porter les couleurs de la majorité aux élections départementales de 2021 et aux législatives l’année suivante ? Pas question de se déchirer là-dessus.

Vendredi, Bally Bagayoko entre dans la danse. La tête de liste de « Saint-Denis en commun » valide les avancées, en demande de nouvelles… Se pose alors une question : demande-t-il le poste si symbolique de premier adjoint ? Là-dessus, il cède. « C’était le baiser de la mort pour eux, explique-t-il. Russier l’aurait très mal vécu. Dans l’intérêt des habitants, je l’ai rassuré. » Bagayoko se contente du poste de 3e adjoint mais il veut des compensations, des délégations équilibrées, un vrai partage du pouvoir…

Dans l’après-midi, des discussions informelles entre Bagayoko, Russier et Peu contribuent à rapprocher les positions. Si bien que le lendemain, l’accord est validé définitivement. LFI obtient les places 2 et 3 de la liste, les questions programmatiques sont bouclés et satisfont les deux parties, celle du partage du pouvoir aussi…

Un communiqué commun est calé, on commande un photographe pour la photo de famille, Le Parisien révèle l’information… Bagayoko demande simplement de s’adresser à ses électeurs avant l’officialisation. Dimanche, il signe un communiqué dans lequel il salue des « échanges riches, précis et exigeants » et confirme son alliance avec Russier au sein d’un « projet d’union des forces ».

Lundi matin, la tendance lourde est donc à un accord. Oui, mais… Depuis trois jours, un caillou traîne dans la chaussure de Bagayoko. Le maire sortant lui a glissé, vendredi après-midi, l’air de rien : « On a quand même un sujet avec Madjid… » Madjid, c’est Madjid Messaoudene. Co-listier de Bagayoko et conseiller municipal délégué sous Russier, il est chargé des questions d’égalité et de la lutte contre les discriminations.

Depuis quelques années, l’élu s’est construit une notoriété nationale par son activisme autour des violences policières ou de l’islamophobie. Très suivi sur les réseaux sociaux, il a notamment co-organisé la marche du 10 novembre dernier contre l’islamophobie. Un engagement qui lui vaut d’être très souvent la cible de l’extrême-droite sur les réseaux sociaux.

On ne demande pas la tête des gens, c’est le niveau zéro de la politique

Placé en position non-éligible au premier tour, Messaoudene va être « remonté » par sa tête de liste pour figurer dans la majorité. Sauf que sa présence gêne l’équipe de Russier, en tout cas une partie d’entre elle.

Bagayoko raconte : « Quand Russier me dit ça, je lui dis ‘Moi, je suis le garant de mon équipe. Je ne vais pas jouer à ces jeux de bacs à sable.’ On ne demande pas la tête des gens, c’est le niveau zéro de la politique. » Les deux hommes entrevoient une porte de sortie : Messaoudene ne se verrait pas confier de délégation mais pourrait être « envoyé » à Plaine Commune, l’intercommunalité locale.

Après l’embellie du week-end, le sujet revient sur la table lundi. Le PCF demande une liste de noms à Bagayoko, qui semble décidé à leur faire comprendre qu’il n’a pas à justifier des candidat(e)s qu’il envoie sur la liste. « Lundi soir, tout ce qui allait bien commence à aller moins de soi, confirme Julien Attal, le chef de file du PCF local. Le rapport de force se tend un peu. »

Des échanges durent jusque tard dans la nuit entre Russier et Bagayoko… L’autre député de la ville, Eric Coquerel (LFI), est également impliqué. Et cela monte encore plus haut : Fabien Roussel, le secrétaire national du PCF, aurait appelé Jean-Luc Mélenchon pour tenter de trouver une issue. Mais l’équipe de « Saint-Denis en commun » ne lâche rien. Et le temps passe : il faut déposer la liste complète avant 18 heures à la préfecture de Bobigny.

Dans la matinée, une réunion de crise est convoquée en urgence. Juste avant de s’y rendre, Bagayoko laisse un message énigmatique sur Facebook : « L’honneur appartient (…) à celles et ceux qui ne lâchent rien devant l’évidence, leur valeur et leur conviction profonde, écrit-il. A celles et ceux qui ne se laissent pas décourager (…) par le chantage, l’intimidation et l’humiliation. La réponse sera de ne jamais mettre un genou au sol. »

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Publiée par Bally Bagayoko sur Mardi 2 juin 2020

Si ses amis Facebook s’interrogent, le camp d’en face, lui, a bien compris le message. A midi, tout le monde est autour de la table, dont Madjid Messaoudene. « Le débat était surréaliste, juge Bagayoko. Ni Russier ni Paillard n’ont rien eu à dire sur le travail de Madjid, ni sur son implication. » Là, Bagayoko joint la parole aux actes et déchire devant tout le monde la liste qu’il a dans les mains. Le message est clair : il ne lâchera pas Messaoudene.

Dans son équipe, on l’assure, ce choix a fait l’unanimité. Etienne Penissat n’en revient toujours pas : « C’est hallucinant de demander à un candidat noir, d’origine malienne, issu des quartiers populaires de virer un candidat arabe qui se bat contre les discriminations, le racisme et les violences policières. Politiquement, ils ne peuvent pas assumer ce qu’ils ont fait. Ce sont des sujets qui ne devraient pas faire débat entre nous. »

Madjid Messaoudene lui-même a du mal à comprendre. « Si je dérangeais le maire, pourquoi ne m’a-t-il jamais retiré mes délégations ?, interroge-t-il. La vérité, c’est qu’ils ne sont pas à l’aise avec mes combats, l’antiracisme politique, la lutte contre les violences policières… Sur ces questions-là, ils ne sont pas au clair. »

Entre 16h et 18h, une course contre la montre

Finalement, les deux équipes en restent là et c’est à celui qui craquera le premier. A 16 heures, Bally Bagayoko envoie une délégation de huit personnes devant la préfecture de Bobigny. Ils ont deux dossiers entre les mains : celui de la fusion et celui qui doit leur permettre de se maintenir, seuls. Mais l’équipe sortante a fait son choix. Un peu après 16h30, Paillard dépose une liste de 55 noms sans fusion. L’ancien maire quitte discrètement la préfecture sans que l’équipe de Bagayoko ne l’aperçoive.

Peu après 17 heures, Messaoudene appelle Russier. En substance, il lui dit : « C’est bon, Laurent, je me retire. » Le maire sortant lui répond, un peu gêné, que c’est trop tard et qu’il a déjà déposé sa liste. Bagayoko apprend cela, monte immédiatement en préfecture. On lui confirme : une liste a été déposée au nom de Laurent Russier. Il rappelle son concurrent et lui dit que, de son côté, tous les documents sont prêts et qu’il ne lui reste qu’à envoyer quelqu’un en préfecture avant l’heure fatidique.

Russier assure qu’il s’exécute. Malheureusement, pas de moto à proximité, c’est une voiture qui part pour Bobigny. C’est peut-être un détail pour vous mais pour celles et ceux qui connaissent les embouteillages du centre-ville de Saint-Denis, de l’autoroute A86 et du centre-ville de Bobigny, ça veut dire beaucoup. A la manière d’un épisode de 24 heures chrono, chacun scrute sa montre. Bagayoko, lui, tente d’obtenir la clémence des fonctionnaires de la préfecture. Il est 18 heures passées. L’équipe de Russier finit par arriver mais le préfet est ferme. Après l’heure, ce n’est plus l’heure.

Chacun comprend alors ce qui s’est joué ce mardi. Le maire sortant, Laurent Russier, part seul au deuxième tour face à Mathieu Hanotin. Et Bally Bagayoko et ses colistiers ne seront pas représentés au conseil municipal pendant six ans. « C’est assez incompréhensible, ce qu’il s’est passé, commente Etienne Penissat. Honnêtement, je ne pensais pas qu’ils iraient au bout de ça. » Du côté de Russier aussi, on n’en mène pas large : « On est évidemment déçus, un peu sonnés », souffle Julien Attal.

Comment une fusion à l’enjeu si crucial – la gestion d’une ville de 110 000 habitants pendant six ans – a-t-elle pu échouer pour un désaccord sur un nom et pour une histoire de voiture qui arrive trop tard à Bobigny ? « Ce sont des amateurs, dit Bagayoko. Nous, on a mis des gens en fraction, on n’a pas bougé de 16 heures à 18 heures. » Pénissat confirme : « Ils auraient pu laisser une équipe en préfecture, ça paraissait basique. » De l’autre côté, on se défend et on remet la faute sur le voisin : « Ils ne nous ont jamais dit qu’ils avaient des gens là-bas depuis 16 heures ! Dans cette histoire, ils ont tenté un coup de poker incompréhensible. Nous, cette fusion, on la voulait absolument. »

Laurent Russier lui-même, dès le mardi soir, communiquait sur ce fiasco et en rejetait la responsabilité sur son concurrent, coupable d’avoir voulu maintenir « coûte que coûte » Madjid Messaoudene, une décision qu’il disait « regretter amèrement. »

Bally Bagayoko ne croit pas une seconde à l’histoire que raconte le camp d’en face. « Le PCF avait décidé de flinguer l’accord quand ils se sont rendus compte que ce sont des piètres négociateurs, tonne-t-il. Avec leur accord avec EELV, ils se retrouvaient à 16 élus, EELV à 8 et nous à 18. Nous étions donc les plus nombreux. »

« En colère » et « remonté », l’élu ne mâche pas ses mots : « c’est une opération de sabotage », « un acte criminel », « un caprice », « une mascarade », « une trahison de la population »… Et Bagayoko de conclure : « Pour faire capoter un tel accord pour de la pacotille, c’est que ces gens-là n’aiment pas leur ville. »

Quand la colère s’atténuera, il restera un constat. Ce psychodrame dionysien, reconnaît Bagayoko, offre un « boulevard » à Mathieu Hanotin, désormais grand favori pour réaliser l’exploit inédit de ravir la ville aux communistes. Là-dessus, au moins, les deux camps sont d’accord. « C’est un énorme gâchis, souffle Attal. On est passés à côté de ce qui nous donnait les meilleures chances de gagner. »

Mathieu Hanotin lors de ses voeux, le 11 janvier dernier / (C) IR

En face, Hanotin la joue modeste : « Je ne me frotte pas les mains en voyant ce qui se passe, jure-t-il. Nous n’avons pas construit notre dynamique sur l’implosion des autres. » Et l’ancien député de la ville de relativiser : « Leur rassemblement était voué à l’échec. Ce n’était qu’une alliance de façade, ils n’étaient d’accord sur rien. Si ça n’avait pas explosé mardi, ça aurait explosé dans dix jours. »

A la tête du mouvement « Notre Saint-Denis », Hanotin fait même un appel du pied aux électeurs insoumis : « Je suis convaincu que la majorité des électeurs de Bally ne sont pas satisfaits de la vie à Saint-Denis aujourd’hui. Ils veulent à leur manière changer de modèle. »

De son côté, Russier a publié un deuxième communiqué beaucoup moins conquérant mercredi après-midi. Il y annonce que tout ce qu’il avait cédé sur le plan programmatique à l’équipe de « Saint-Denis en commun » sera maintenu. Manière de tendre, lui aussi, la main aux 2500 électeurs qu’il a échoué à rallier.

De son côté, Bagayoko ne se presse pas pour soutenir son ancien compagnon de route. « Pour l’instant, je suis en train de suivre les imbécilités que je vois passer de leur part, assure-t-il. A cette étape, je ne donne aucune consigne de vote. » Si les municipales se joueront finalement sans lui, l’actuel adjoint aux sports et à l’emploi compte bien continuer à peser dans le débat local, à un an des élections départementales et à deux ans des élections législatives. Lui l’assure : « Il s’agit juste d’une escale. »

Ilyes RAMDANI

Crédit photo de une : Eric DELION

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